46 - La Banque a les jetons
Par Jacques Favier le 12 mai 2016, 11:20 - de la souveraineté - Lien permanent
Une version abrégée et sans illustration de cet article a été publiée sur le Cercle des Echos pour présenter mon idée d'une nouvelle économie du token.
Le mot token a fait son apparition, assez timidement, dans la cryptosphère. Au vrai, pas plus que le mot blockchain il n'apparaît nulle part dans l'article fondateur de Satoshi Nakamoto en 2008. Mais lui, il a des racines historiques anciennes.
Une page wikipedia token présente de ce mot plusieurs acceptions données à tort comme des homonymes, dont quatre significations liées à l'informatique, sans allusion aux actifs cryptomonétaires, et une référence renvoyant à la page consacrée aux tokens britanniques décrits comme des jetons de paiement illégaux du 17ème au 19ème siècle.
Une fausse monnaie pour le bien commun ?
Sur la page wikipédia consacrée au token britannique cette notion d'illégalité réapparaît, mais pas de façon aussi brutale, et on trouve un exposé historique très complet des différentes phases d'émission de ces petites monnaies privées tolérées par le pouvoir et largement utilisées dans le commerce pour de nombreuses raisons tant et si bien que l'on voit un tisserand (John Fincham à Haverhill dans le Suffolk) apposer sur son demi-penny la fière mention pro bono publico.
En partant des tokens du passé, je vais tenter d'explorer ce qui pourrait être imaginé aujourd'hui pro bono publico .
J'ai déjà largement abordé le sujet des tokens anglais, dans le tout premier billet que je consacrai en juin 2014 à cette importation française de la même idée par les frères Monneron. La page wikipédia fait largement le point sur ces expériences qui, sur près de trois siècles seront très nombreuses (près de 10.000 monnayages privés) et à vrai dire très diverses : on voit des jetons émis par des artisans, mais aussi par des paroisses, des cités, dans des contextes qui peuvent être marqués par la pénurie de numéraire, mais aussi par l'emballement économique.
Les tokens commerciaux sont les plus pittoresques, qu'ils arborent les emblèmes d'un faiseur de pipe londonien ou d'un brasseur de whisky irlandais.
Les tokens des paroisses et des cités s'ornent des emblèmes ou des éléments d'architecture locaux, exactement comme le font les billets de banque des monnaies locales complémentaires aujourd'hui.
Il est utile de réfléchir sur les origines de cette exception monétaire pour mieux situer le bitcoin dans l'histoire des monnaies.
Le pouvoir royal anglais connaît, notamment au 17ème siècle, des périodes de défaillance et de carence qui expliquent ce phénomène, comme en France où le monneron naît aussi, en fin 1791, de la faiblesse de l'Etat. Mais bien au-delà, ce pouvoir manifeste, par son constant désintérêt pour le petit monnayage de cuivre, un mépris pour la vie quotidienne des petites gens qui n'est pas sans évoquer pour moi la désinvolture des élites actuelles quand elles mettent en oeuvre la digitalisation des services publiques ou annoncent un monde sans cash. Quant à la dévalorisation des monnaies, elle doit surtout être perçue ici comme une gêne, une incommodité pratique. Les tokens privés restent accrochés à la vraie monnaie ; ils sont simplement plus commodes que la monnaie publique.
Inversement l'état de l'opinion publique et la mentalité entreprenante de la population anglo-saxonne ont certainement joué un rôle dans cette multiplication des monnaies privées sans équivalent dans un pays comme la France, que ce soit pour les petits commerçants, qui n'ont (sauf les lupanars) jamais battu monnaie en France, ou pour la monnaie que l'on pourrait appeler "sociale et solidaire", celle de certaines institutions religieuses ou hospitalière (à l'exception notable des méreaux français sur lesquels je reviendrai).
Dans l'histoire des tokens privés on perçoit un double enjeu, très similaire à ce que nous voyons aujourd'hui : de qualité de la monnaie et de commodité du moyen de paiement.
Les monnaies du Royal Mint étaient trop légères (en argent) ou trop lourdes (en cuivre) et toujours de mauvaise qualité. En outre leur coût de revient était élevé ! Matthew Boulton, un petit industriel de Soho, veut moderniser le monnayage, notamment en utilisant la machine à vapeur de son associé James Watt. Il proposa cela aux autorités en 1787, mais il lui fallu exactement 10 ans pour convaincre le Royal Mint, le Parlement et quelques autres "experts". Durant cette décennie, il vécut en réalisant des tokens (dont les monnerons français).
Un ancêtre du bitcoin?
A cet égard, Matthew Boulton est bien mieux que les frères Monneron, sinon l'ancêtre du bitcoin, du moins l'initiateur d'une démarche monétaire alternative qui n'est pas sans enseignement : il proposait une monnaie ayant une vraie valeur (loyauté du poids et de l'aloi), un rapport réel à l'industrie de son temps, l'intelligence du rôle des collectivités locales dans le développement économique, la commodité pour l'utilisateur. Naturellement ses tokens furent imités mails (déjà!) les ... alt-tokens étaient le plus souvent des scams.
La similitude la plus marquante se révèle dans l'attitude des autorités qui, non sans faire bien des façons, entreprirent à tour de rôle de contrôler, de suivre, d'interdire ou de copier les inventions de Boulton, sa technologie. La Bank of England émet son token.
Les interdictions avaient la même efficacité ou les mêmes limites qu'aujourd'hui : la persistance des jetons de navires rappelle que les prétentions des États sombrent dès la sortie du port, ce qui se retrouve aujourd'hui dans le cyber-espace.
Enfin quand le Parlement de Westminster parvenait à contrôler les choses sur son île, il était bien loin de le faire dans les dominions. Au total on ne peut qu'approuver la conclusion de Wikipedia : les tokens marquent assez bien les limites de l'autorité du souverain, lorsque ce dernier ne répond plus aux besoins de ses sujets.
L'autorité du souverain n'est pourtant jamais totalement mise hors-jeu par les fabriquants et les utilisateurs de tokens.
D'abord parce que tous ces tokens gardaient une valeur nominale de rachat/transaction accrochée au système légal : penny, demi-penny ou farthing (quart) ils formaient une sorte de monnaie divisionnaire privée.
Même les barter tokens, échangeables uniquement in goods, contre service ou marchandise faisaient référence à l'étalon monétaire. À ma connaissance du moins, aucun pub n'a émis des tokens échangeables en pinte de bière. Les seuls tokens sans valeur faciale sont ceux servant à ouvrir la porte des lavatories ...
Ensuite parce que si les trade tokens réputés échangeables contre monnaie et non seulement contre service ou marchandise se situaient en dehors du cadre légal, les autorités durent quand même intervenir et sévir contre des aigrefins qui oubliaient ce détail ou filaient avec la caisse. C'est ce que les autorités désignent aujourd'hui comme leur mission de protection du consommateur !
Ces deux caractéristiques me semblent tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat).
Pourquoi ?
Parce que le bitcoin n’a aujourd’hui qu’une capacité encore très marginale à jouer le rôle d’étalon (hors crowdfunding dans la communauté). Inutile de dire que ce défaut est plus grave encore pour tous les alt-coins. À l’autre bout, les monnaies fiat ont une faiblesse grave : elles ne sont pas programmables. Il y a un chaînon manquant !
Répétons que sur une blockchain donnée ne peut circuler qu’un seul token (le sien) et tout ce qu’on voudra, mais sous la forme de IOU ou de reflet. Or seule une loi pourrait assurer l'équivalence d’usage du token de la banque centrale avec son unité de compte dans « la vraie vie ». Un token fiduciaire ne peut exister que par la loi, sur la blockchain de la banque centrale.
Que sa gestion soit privée, consortiale ou permissionned est un problème technique mais surtout politique. Si la rémunération est libellée en e-fiat, la banque centrale peut éviter la « course aux armements » qui a emballé le minage du bitcoin. La création de fiat-token peut servir à la rémunération de ses mineurs et /ou de travailleurs de l’économie collaborative. Car elle peut être gérée comme une distribution d’une nouvelle forme de numéraire (plus ou moins traçable selon le niveau de transparence exigée) mais aussi servir un jour une politique d’helicopter money ciblée (différente du revenu minimum) quand on décidera que la forme actuelle du QE actuel doit être révisée.
Mais, outre ces fonctions de distribution de numéraire digitalisé, une telle blockchain centrale pourrait permettre (à tous) de colorer des fragments de jetons pour en faire des monnaies locales ou affectées, mais aussi des jetons pour les cyber-jeux. D'implanter, pour gérer bons de réduction, points de fidélité ou coupons divers, des sidechains offrant à leurs utilisateurs la solidité de l'ancrage à la banque centrale. Voire de greffer sur des fragments d'e-fiat des smart contracts de type ethereum, comme Rootstock le fait sur la blockchain de bitcoin.
Bref la blockchain centrale peut être l’animatrice de la nouvelle économie du trade token, ou du counterpart token dont le développement au Japon a été récemment décrit par Koji Higashi (IndieSquare), mais d’une token economy étalonnée en fiat, et dont les opérations pourraient, à intervalles réguliers, être timbrées et horodatées sur la seule vraie blockchain publique et universellement auditable, celle du bitcoin.
Peut-être est-ce par ce qu'elle gère encore en direct une monnaie souveraine, ou bien parce qu'elle communique plus activement, la Banque d'Angleterre a donné le sentiment d'être plus en avance sur cette réflexion. Dès février 2015, dans un discussion paper intitulé One Bank Research Agenda la BoE citait nommément bitcoin (et non la "technologie blockchain") pour évoquer la possibilité d'une e-fiat : La question de savoir si les banques centrales doivent faire usage de cette technologie afin d’émettre devises numériques, mérite donc d’être soulevée. C'est une vraie question. Au prix de quelques aménagements juridiques, le e-sterling sur une blockchain BoE serait aussi "réel" sur cette blockchain que le bitcoin sur la sienne. Et aussi programmable. Et tout en restant un cash, une monnaie-valeur sans contrepartie.
Suivait une réflexion dont on trouvera ici le résumé en français et dont j'extrais ceci : Une banque centrale pourrait faire plusieurs usages d’une monnaie numérique pour gérer les règlements interbancaires, ou la mettre à la disposition d’un plus large éventail de banques et institutions financières non bancaires. Dans l’absolu, une telle monnaie pourrait également être mise à la disposition des entreprises non financières et des particuliers en général, comme des billets de banque le sont aujourd’hui.
Là, est-ce le poids de l'expérience historique ? La BoE propose-t-elle à tous ceux qui veulent gérer une petite blockchain en sterling d'en faire des sidechains de sa propre blockchain en sterling ?
L'idée, en tout cas, rencontrerait son temps. Quand à l'occasion d'une nouvelle émission de pièces à l'effigie de sa gracieuse Majesté, le Huffington Post à consulté quelques jeunes designers, Vicky Behun de l'agence Doner répondit avec humour : Du métal. Qui a besoin de cela? On est dans un mode digital maintenant et le Royal Bitcoin est une institution qui va de l'avant. Il nous remerciera de lui épargner tout ce travail.
Peu de temps après, la BoE faisait savoir qu'elle travaillait sur les hypothèses émises en décembre 2015 par deux chercheurs de l'Univesity College de Londres, Georges Danezis et Sarah Meiklejohn (voir résumé en français sur Bitcoin.fr) : une crypto "rien que pour elle". Le RSCoin, dont la conception s’inspire fortement de Bitcoin (cité 59 fois dans le document universitaire), conserve néanmoins, à la demande de ses commanditaires, les « caractéristiques » de la livre sterling.
Une blockchain à l'Hôtel de Toulouse ?
Il n'y a aucune fatalité à ce qu'une telle aventure soit abandonnée à la BoE tandis que la BCE ou les différentes institutions de l'Eurosystème en resteraient à des réflexions exploratoires sur les possibilités offertes par la blockchain à la gestion des valeurs mobilières, ce qui regarde les services securities des banques commerciales.
La Banque de France représente une force de proposition importante en son sein. Elle a désormais un gouverneur ingénieur. Elle joue sans doute l'eau qui dort. L'appel d'offre de mars dernier était on ne peut plus vague: "La présente consultation porte sur la recherche d’une prestation d’assistance pour mener avec l’assistance et les compétences techniques du fournisseur les travaux relatifs à une « Réalisation d’une étude d’opportunité pour la mise en place d’architectures Blockchain à la Banque de France ».
Mais ses offres d'emplois publiées en février sont plus précises. La Banque cherche des compétences pour analyser l’architecture blockchain, les concepts utilisés et les domaines d’emploi possibles dans le périmètre des activités de la Banque de France.
Reste à s'entendre sur le périmètre.
Pour aller plus loin sur les anciens tokens :
- un classement systématique de plusieurs sortes de tokens
- le site très riche de la société numismatique londonienne Baldwins ( adresse recommandable, accueil en français au besoin).
Pour aller plus loin sur la réflexion des banques centrales :
- l'étude de Robleh Ali de la BoE publiée au 3Q2014, relativement ouverte à l'expérimentation, mais sans réelle exploration d'un système de crytodevise BoE. A noter cependant (en page 285) une digression un peu étonnante sur un système de réserve fractionnaire en bitcoin
- L'étude Centrally Banked Cryptocurrencies de George Danezis et Sarah Meiklejohn (University College London) du 18 décembre 2015
Commentaires
Bonjour,
La mise en perspective de l'histoire du jeton est intéressante. Un point m'interpelle : les tokens britanniques étaient des sous-divisions de la monnaie officielle. Est-ce que les 'SEL' ou les bitcoins ne partagent-ils pas cette même hérédité ? Comment créer une monnaie autre sans s'appuyer ou faire référence à une monnaie préexistante ? C'est toute l'histoire de l'euro, du dollar ou du Yuan chinois. Les financiers du FMI essayent de limiter la variabilité des taux dans le but de rendre comparable l'endettement d'un pays A avec un pays B (et dans bien d'autres buts évidemment).
Un token actuel est le 'machin' en plastique utilisé pour louer les caddies durant les achats. On peut mettre un euro ou 50 centimes ou un jeton. C'est simple, le prix ne change pas, on ne peut pas spéculer.
Autre exemple, les tokens des car-wash. Un lavage coûte un euro ou un token. On peut garder le token et l'utiliser quand le lavage coûte un euro et 50 centimes. La spéculation existe donc autour du token.
Dans ces deux exemples, il existe un lien direct entre le token et sa valeur en Euro. Plutôt que de chercher une alternative, certes très attrayante, ne devrions-nous pas prendre le problème monétaire en main, éponger la dette et repartir sur une terre vierge avec une vraie nouvelle monnaie ?
Le débat existe au niveau très local : on paie les conférences sur les bitcoins en Euro, c'est désespérant.
Ce débat a-t-il lieu ? Si oui, où ?
Encore merci pour toute l'info.
Michel
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Cher Monsieur
Merci de partager vos idées. Les tokesn de car-wash (ou ceux des pissotières) sont un cas limite du token " service"...
Pour ce qui est d'éponger la dette et de repartir à zéro, c'est une vue de l'esprit: de telles choses se font dans un bain de sang. Et à ce jour là, la valeur de l'euro tangentera le zéro absolu! Est-ce que "toute" monnaie se fixe pra rapport à une autre monnaie antérieure? Je ne crois pas. Bonaparte repart d'un poids de métal, ce qui est radical. Satoshi est plus radical encore.
JF