120 - Pourquoi ils s'en vont
Par Jacques Favier le 20 janv. 2022, 13:08 - Lien permanent
(Cette tribune d'abord publiée dans la Lettre 21millions du mercredi 19 janvier 2022 est présentée ici avec une illustration digne de la revue Banque et quelques ajouts en notes)
Quatre ans après les consultations parlementaires qui devaient ouvrir la voie à un état de droit des cryptomonnaies en France, l’état de fait est navrant : exode continu des détenteurs et des entrepreneurs, fermeture de projets, agitation médiatique d’un haut-fonctionnaire qui s’est créé un fonds de commerce en dénonçant les crimes de Bitcoin, ce qui semble plus aisé que de vendre ses idées sur la transformation de l’euro en monnaie écologique.
(L’autorité de l’État et la morale bourgeoise poursuivant Bitcoin)
Tout cela n’empêche pas, classiquement et toute honte bue, l’accueil sur tapis rouge d’acteurs étrangers pas même en règle avec nos sacrosaintes règles.
Je suis loin d’avoir été le seul à annoncer ce désastre. Il y a un an, le mathématicien Cyril Grunspan annonçait un désastre français. Dès juin 2018, le Cercle du Coin publiait une tribune de ses deux administrateurs belge et suisse, annonçant à regret l’inéluctable fiasco fiscal français.
Dans un texte fondamental Philippe Silberzahn avait distingué les trois erreurs fondamentales du fatal rapport Théry : l’extrapolation, l’analyse toutes choses égales par ailleurs et le biais identitaire. Quoique ne citant aucunement Bitcoin, son texte de 2013 offre le trousseau de clés le plus pertinent sur le sujet. En mars 2018, analysant la tribune anti-bitcoin d’un brillant haut-fonctionnaire X-ENA, je retrouvais tout cela à l’état pur et me voyais conduit à intituler mon texte Comment n’avoir aucune stratégie.
Nul n’osera dire qu’il n’y a aucun esprit éclairé dans l’appareil de l’État, ni aucune bonne volonté. On y rencontre des gens charmants. Mais ils sont hélas plutôt dans ce Parlement dont la faiblesse fait partie des spécificités françaises et ce n’est pas anecdotique. À plusieurs reprises on a vu Pierre Person et quelques autres sortir de la tranchée pour n’obtenir finalement que fort peu de choses, celles que Bercy et l’oligarchie financière acceptaient de lâcher. Il est revenu dans une interview récente sur cette frustration. Il se montre très pertinent sur les limites de la légistique par rapport à la colonté politique de l'administration et des banques.
Mais la palinodie qui a vu en octobre 2018 la Caisse des Dépôts refuser (par la voix d’une députée de la majorité) la légère charge de gérer quelques comptes d’entreprises bénéficiaires du visa AMF a montré crument la vérité.
On peut vouloir l’oublier, en allant aux spectacles proprement incroyables de la « France digitale » : des événements dont le clou est toujours la parole d’un ministre, une rhétorique tapageuse sur la disruption, une apologie de la Startup-Nation par des orateurs issus des grands corps devant des entrepreneurs bien sous tous rapports, un défilé de « licornes » dont plusieurs se sont construites sur l’inefficience des services publics ou bancaires, des applaudissements plus ou moins sincères pour des blockchains privées qui renouvellent l’exploit des intranets de jadis et bien sûr une attention révérencieuse pour les sages expérimentations des banques centrales.
Il s’agit hélas d’un village Potemkine. Derrière les façades, restent une faiblesse persistante de la culture et surtout de la pratique du numérique, une croyance inébranlable dans le primat de la régulation sur l’expérience, une impasse totale sur le moindre réalisme dans les deux domaines clés de la fiscalité et de la bancarisation, comme si ces deux aspects concrets n’étaient pas en amont de tout le reste, et comme si une régulation dont on s’exagère largement les attraits pouvaient justifier la lourdeur fiscale et compenser la guerre froide bancaire.
L’écosystème crypto a prétendu se structurer, comme on le lui demandait à Bercy. Mais il l’a fait dans le même bain, en adoptant toutes les prudences et surtout en ne parlant jamais de Bitcoin. Comme le notait il y a trois ans Gérard Dréan les débats byzantins pour savoir si les tokens sont des monnaies ou des actifs n’ont jamais eu « d’autre utilité que de choisir parmi les appareils réglementaires existants lequel leur appliquer ». Mais cela a nourri les juristes qui « représentent l’écosystème » et permis aux brillants régulateurs de préparer leur pantouflage dans telle ou telle entreprise qui a, directement ou non, participé à la « réflexion sur les normes ». On se comprend, on était à la fac ensemble.
Puisqu’on a produit de la norme on répute qu’on a produit de l’attractivité, comme ces maires ruraux qui construisent d’illusoires zones d’activité que l’inactivité transforme vite en friches.
J’avais en 2018 proposé d’aligner la fiscalité du Bitcoin sur celle de l’or. Les représentants de l’écosystème ont refusé d’en discuter, car ce n’était pas « sérieux »(1). Changer trois mots dans un code, ce n’était pas à la mesure de leurs ambitions. Ils ont obtenu un taux à 30% mais avec un régime différent du PFU, où les moins-values ne s’appliquent que dans l’année et sur la même classe d’actif, et où les obligations de déclarations sont kafkaïennes, intrusives et répétitives. Une colonne de calcul acrobatique sur la Cerfa 2086 par transaction ? Qu’importe, ils vendent justement leurs services pour cela.
Je n’ai pas grand-chose à changer à mes propositions de 2018 : je maintiens qu’un alignement sur l’or, la mise en place d’un système de dégrisement puis l’alignement du Bitcoin sur le statut de devise (il est bien, déjà, celle du Salvador) auraient eu un impact bien plus grand que l’adoption de la loi PACTE, de normes nouvelles, de visas spécifiques délivrés par l’AMF pour des ICO qui n’existent plus (3 opérations recensées en octobre 2020 sur une page du site de l’AMF non mise à jour depuis lors) ou d’un statut de PSAN dont l’ACPR ne fait qu’un pur système de traçage et qui n’assure même pas à son bénéficiaire la simple existence d’un compte en banque. De toute façon la FBF saborde le dispositif et de ce fait la messe est dite.
Je serais bien curieux de savoir ce que cette usine à gaz juridique a rapporté au fisc. Le résultat concret est du même ordre que celui de la Révocation de l’Édit de Nantes : chasser de France avec la même arrogance irresponsable les mal-pensants, leur argent et leur esprit d’entreprise. La bruyante croisade de Monsieur Dufrêne et sa pétition où il ne craint même pas d’invoquer l’exemple chinois n’auront pratiquement plus d’effets en France.
(La prérogative régalienne restaurant l'indépendance de la Banque centrale, la confiance dans la monnaie et la transparence financière)
On nous répond hautainement que ce n’est pas mieux ailleurs. Mais il faut croire qu’entrepreneurs, traders ou simples hodleurs français ont trouvé des ailleurs où les réflexes liberticides des hauts-fonctionnaires français n’ont pas cours. J’admets qu’il existe des politiciens bornés même en Suisse, où l’on a vu des propositions invraisemblables du député Normann, mais les entreprises cryptos suisses ne mettent pas la clé sous le paillasson et obtiennent des comptes en banque. Et ce n’est pas un hasard.
Il y a bien une surcouche française de résistance. Et mieux qu’en 2018, la période actuelle permet de cerner ce qui ne va pas, car la crise du Covid a mis en relief bien des choses.
StopCovid, gadget décrit comme une technologie pleine de « panache » ne fut « pas un échec mais ça n’a pas marché » et la seule raison en fut attribué à la mauvaise volonté des gaulois réfractaires. Rappelons que personne en 2020 (même à l’Inria !) n’a semblé vouloir imaginer une blockchain fût-elle gouvernementale, alors même que depuis des années tout le monde expliquait que « la blockchain » allait changer le monde (2). Et constatons qu’aujourd’hui les faux QR code semblent aussi faciles à imiter ou à produire que jadis les tickets de pain.
L’État a trainé une constante insuffisance logistique et l’a emballée sous des mensonges, des changements de stratégie ou de normes, dans une totale déconnexion entre les protocoles imaginés et la vie « hors bureau du ministre ». Des attestations de deux pages retirées le lendemain, des contrats d’achats de vaccins fixant le prix en « dose » et non en flacon, sans même préciser les délais… On ne peut s’empêcher de penser qu’un certain nombre de brillants jeunes fonctionnaires qui prétendent organiser la vie des gens sortent trop tard du ministère pour faire les courses et rentrent ensuite dîner chez Maman. Ce sont eux qui trouvent la centralisation rassurante et Bitcoin trop compliqué.
La période électorale qui s’ouvre maintenant va permettre (derrière le brouillard des débats et des promesses) de vérifier encore à quel point la France reste éloignée de toute culture moderne en termes de consensus et de gouvernance. La place solaire du chef n’a d’équivalent dans aucun pays européen mais reste un article de dogme qui structure l’imaginaire de tous les politiques, des fonctionnaires et hélas de presque tous les journalistes. Il n’est pas besoin d’insister sur l’altérité radicale entre ce modèle archaïque (fut-il incarné par un homme jeune) et la proposition de Bitcoin.
Mais le plus étonnant reste que la désignation de ce chef se fait par un processus lui aussi unique au monde et qui n’est plus qu’une machine à fabriquer du clivage et du dissensus, ce dont on s’aperçoit presque immédiatement. Le score du « vainqueur » pourrait justifier le fait de jouer un rôle de pivot dans la formation d’une majorité, pas davantage. Dans un système où l’État est le garant ultime de la « foi publique », la conséquence visible de ce vice de fabrication est une défiance croissante envers « nos institutions » et un maintien de l’ordre brutal assuré avec des armes interdites chez nos voisins. Les idées de décentralisation (3), d’horizontalité ou de réticularité sont aussi étrangères dans ce monde que la foi, l’espérance et la charité à la cour des julio-claudiens.
La culture politique française est incompatible avec la liberté qu’offre Bitcoin, l’inceste permanent entre les grands corps et les grandes entreprises nourrit une aristocratie d’État incompatible avec les espoirs que suscite Bitcoin, la collusion entre la haute-fonction publique et l’oligarchie bancaire est incompatible avec l’indépendance que permet Bitcoin, la morale de la bourgeoisie d’État est incompatible avec la capacité que Bitcoin a offerte aux plus audacieux de s’enrichir en une seule génération sans prêter allégeance, l’infantilisation systématique des citoyens est incompatible avec l’esprit de responsabilité qu’impose Bitcoin.
C’est pour cela que mes amis « cryptos » s’en vont.
NOTES
(1) L'épisode de novembre 2018 a suscité incompréhensions et rancœurs au sein même de notre communauté.
En réalité, dès le début du mois, les jeux étaient faits, comme le rapportait le journal Capital le 6 novembre. Ma proposition d'alignement sur l'or était déjà mise à la corbeille.
On retrouvera ici le célèbre thread d'Alexandre Stachtchenko en date du 6 novembre . L'Union sacrée des Associations n'a pas été empêchée par des guerres d'égo (explication toujours commode) mais d'abord par de vraies différences de mode de fonctionnement car le Cercle du Coin comptait plus de 100 membres, ni tous d'accord entre eux ni tous français, tandis que d'autres associations, représentant deux ou trois entreprises et confiées directement à des avocats, avaient évidemment un fonctionnement plus réactif. Ensuite il existait de profondes divergences de vues.
On relira ici une interview du 20 novembre où en tant que président de la Chaintech (association disparue depuis lors) Alexandre Stachtchenko théorisait d'ailleurs ces différences : Certains pensent qu’en criant très fort des positions radicales, ils permettront à l’écosystème d’obtenir ce qu’il souhaite. Je n’y crois pas. Cette méthode a été maintes fois utilisées et elle n’a pas fait évoluer la situation, malgré les opportunités médiatiques lors des précédentes bulles par exemple. Je crois dans une démarche plus consensuelle, moins radicale. Une démarche de petits pas
.
Quant à ma position radicale, on pourra en retrouver la trace dans un article publié dès le 3 novembre Much Ado about No Coin.
On retrouvera pour conclure l'historique des échanges sur ledit projet de texte conjoint. C'est à lire, classiquement, en partant de la fin. Le Cercle n'a pas refusé de signer le texte mentionné, il a proposé de le faire le 13 novembre (page 2) avec une mention du genre « ce texte a été communiqué au Cercle du Coin, première association francophone sur Bitcoin et les cryptomonnaies, et a recueilli l’assentiment des membres de son bureau ». Mais le texte n'a finalement jamais été produit, ce qui m'a été confirmé par écrit par Maître Benoit Couty le 23 novembre. Tout s'est donc passé en cabinet
et à petits pas
avec le résultat que l'on a vu.
(2) Lire mes remarques du 25 mai 2020 StopCovid, l'infrastructure manquante.
(3) La décentralisation à la française est une farce. Des régions dessinées (bâclées) à l'Élysée et deux patrons de région
qui, en 2021, n'avaient pas d'autre idée en tête que l'Élysée. Pour l'horizontalité on n'en parle un peu durant les campagnes électorales (parce que c'est notre projet) mais on théorise la verticalité dès le lendemain de l'élection. Quant à la réticularité, on l'a en horreur, et rien n'égale la méfiance qu'ont les politiques des réseaux sociaux si ce n'est la haine jalouse que leur portent la plupart des journalistes. Quant aux réseaux d'influence, occultes, c'est une autre afffaire, et les mentionner vous conduit au bûcher pour complotisme.
Commentaires
Je n'avais pas encore mis en ligne cette reproduction de ma tribune sur 21millions que je découvrais cette illustration un peu pathétique.
On ne sait plus quoi dire...