103 - Un virus « souverain »
Par Jacques Favier le 9 nov. 2020, 08:00 - Comptes Rendus de lecture - Lien permanent
A ceux qui, comme moi-même, pensent que Bitcoin est fondamentalement une « monnaie souveraine » la lecture du petit livre de Donatella Di Cesare apportera, malgré tout ce qu'il contient de lueurs de fin du monde de nature à rendre chagrin ses lecteurs, quelques pistes pour stimuler la réflexion.
Je n'entends pas tordre le propos de cette philosophe italienne qui, en se penchant sur les questions politiques et éthiques à l’ère de la mondialisation, interroge des phénomènes actuels comme celui de la terreur, face cachée de la guerre civile mondiale qu'elle perçoit, ou comme la souveraineté, qu'elle examine à la lumière de Spinoza. Mais il se trouve que bien des choses qu'elle dit de ce virus qui se rit des frontières et des vieilles souverainetés construites à leur abri s'appliquent de façon trop troublante aux grandes cryptomonnaies pour que cela ne puisse pas être relevé.
Donatella di Cesare note d'abord tout ce que le virus a déjà provoqué : instauration d'une « démocratie immunitaire » régie par la mesure des distances physiques et par le contrôle électronique des corps, d'un gouvernement d'experts hors contrôle, d'états d'urgence qui ne sont plus des états d’exception. Pour elle, le virus et les choix faits pour le combattre ont mis en évidence non seulement l'autoritarisme (partout dénoncé, et me semble-t-il, à juste titre) mais surtout ce qu'elle décrit comme l'intrinsèque cruauté du capitalisme.
Contre la doxa qui, comme pour la précédente crise en 2008, assure sans vergogne qu'on ne pouvait rien prévoir, la philosophe assure que ce virus « était dans l'air depuis un moment » et elle en cite des preuves.
Elle rappelle qu'un événement « n'est jamais une absolue singularité, ne serait-ce que parce qu'il s'inscrit dans la trame de l'histoire ». Cette dernière réflexion je l'appliquerais volontiers à la publication du 1er novembre 2008, tandis que Donatella di Cesare met les crises financières et sanitaires dans une même perspective, celle d'une aube du troisième millénaire qui « se caractérise par une difficulté énorme pour imaginer le futur ».
Quand même, ce n'est pas solliciter le texte que d'y voir des échos à nos propres préoccupations : « le temps semble déjà consommé avant même qu'il ne soit accordé. Nous sommes sur des escaliers roulants qui montent toujours plus vite ». Derrière la proposition d'une monnaie non fondée sur de la dette, ne trouvons-nous pas la mise en cause de ce qu'elle critique : une « croissance devenue une excroissance incontrôlable, sans mesure ni fin » et ce qu'elle appelle « l'extension du principe de l'endettement » ?
Si ce virus couronné est « souverain dès le nom », les souverainistes, eux, en prennent pour leur grade :
« Rien ne nous a protégés, pas même les murs patriotiques, ni les frontières rogues et violentes des souverainistes ». Le virus « démasque partout les limites d'une gouvernance politique réduite à l'administration technique ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, ajoute-t-elle, si les États se délégitiment les uns les autres.
Sommes-nous en guerre?
Beaucoup de gens ont trouvé le terme impropre, destiné à justifier des mesures odieuses dans une rhétorique typiquement française d'exaltation de la puissance armée. Il est vrai aussi que la prise systématique des décisions en « Conseil de Défense » offre un havre juridique aux dirigeants demi-courageux. Mais s'il faut le prendre au sérieux ce terme de guerre, c'est soit que le virus est souverain (la guerre est théoriquement un privilège de souverain) soit qu'il œuvre comme les terroristes avec lesquels nous sommes aussi « en guerre » et qui, eux, font allégeance à un État souverain fantasmé. Dans les deux cas, qu'il me soit permis de penser que ladite guerre est mal engagée.
Clemenceau, si facilement invoqué de nos jours, eût peut-être bougonné que la guerre au virus est chose trop sérieuse pour être pilotée par de supposés « savants », apparaissant et disparaissant, œuvrant ou tranchant hors tout contrôle démocratique, mais pas forcément hors des enjeux de carrière et d'intérêt. Bref ce qu'on a vu émerger depuis des décennies en matière de gestion des monnaies dites « souveraines ». Si au moins, a-t-on envie de persifler, cela s'avérait efficace !
Pourquoi faut-il indéfiniment réitérer nos erreurs stratégiques ? Citons ici un autre philosophe, Jean-Loup Bonnamy : « le confinement n’est pas très efficace pour sauver des vies et désengorger le hôpitaux. C’est un remède passéiste et archaïque, une sorte de ligne Maginot. Au début du 19ème siècle, le grand écrivain Pouchkine décrivait déjà le confinement imposé par les autorités russes pour lutter (sans succès) contre l’épidémie de choléra. Je suis assez surpris qu’en 2020, à l’époque d’Internet, dans un pays moderne qui se trouve être la sixième puissance mondiale, on utilise un remède qui fait davantage penser au début du 19ème siècle qu’à l’ère du big data ».
Pour moi, l'erreur est moins celle de Maginot avec sa « ligne » que celle de Napoléon avec son « blocus » : on peut être en guerre.. et se tromper de terrain, surtout si le combat se livre sur un terrain de nature différente.
Qui va la perdre, cette guerre ?
La philosophe ne prédit pas l'avenir avec certitude : « peut-être le virus souverain finira-t-il par déstabiliser la souveraineté de l'État ». J'avais émis cette hypothèse, mais seulement à titre d'hypothèse, dans un podcast publié par la Tribune en mai dernier et que l'on peut (réécouter ici).
La souveraineté européenne ne devrait, elle non plus, pas sortir magnifiée de l'épreuve. Le cadre qui nous a été donné depuis des décennies comme espace politique et rempart stratégique s'est révélé inconsistant, inopérant, inexistant : « une assemblée de copropriétaires tumultueuse, un amas de nations qui se disputent l'espace à coups de compromis chancelants pour défendre leurs propres intérêts. Aucun sens du commun, aucune pensée de la communauté » dit Donatella Di Cesare. Et c'est sur ce mot creux (et sur un pacte militaire avec les USA et la Turquie) que repose, en dernière analyse, la solidité de notre monnaie légale... Notons en passant que, du point de vue des cryptomonnaies, cette cacophonie est une appréciable aubaine !
Bien sûr l'hypothèse inverse, celle d'une extension à l'infini des « pleins pouvoirs » que s'arrogent les wartime presidents est également possible. Selon l'auteur, cela tient à ce que le pouvoir « ne sait plus parler à une communauté désagrégée qu'en faisant appel à la peur ». La rapidité un peu gênante avec laquelle, par exemple, un ministre français se saisit d'un attentat terrorisant pour demander une mesure de régulation des cryptomonnaies (mesure déjà prévue et que l'événement permet juste de faire passer) est assez emblématique de la convergence de la gouvernance par la peur et de la gouvernance par la dette. Mais ça, ce n'est pas absolument nouveau...
Ce que le virus nous apprend du cyberespace comme terrain de guerre
Donatella Di Cesare ne s'en réjouit pas, mais elle perçoit un changement dans « le McMonde, l'espace énorme du réseau, où chacun a désormais acquis une citoyenneté supplémentaire », même si pour elle (et je pense qu'elle se trompe pour partie) « ce n'est pas sur le scénario réticulaire que se fonde le nous de la communauté politique ». Seulement, si ce n'est pas là, la lecture de son ouvrage ne laisse pas entrevoir de refuge ni de scénario alternatif.
Bien sûr, il y a toujours eu, moins avouable que le goût de la liberté ou que l'enthousiasme mathématico-technologique, un fond de noir pessimisme dans l'idéologie qui sert d'humus à Bitcoin. Et il faut bien dire que la lecture de ce petit ouvrage n'est pas de nature à dissiper nos humeurs sombres. Quand on a parcouru son chapitre sur ce qu'elle appelle le « lockdown des victimes », avec ses morgues et ses corps traités comme de purs déchets, il est bien difficile d'avaler la soupe servie à tous les repas par nos derniers hommes politiques, le potage de « valeurs républicaines ». Et ce ne sont pas les dessins tristes et sales du néoCharlie, instaurés en icônes de la Déesse Raison, qui nous rendront le sourire ou le courage.
Que le scénario soit seulement et techniquement « réticulaire », qu'il soit empreint d'une dose de survivalisme ou d'une pointe de millénarisme il s'y passe bien des choses. Que ce qui advient ne soit pas une « communauté politique » au sens moderne du terme est possible, mais quoi ? L'émergence de Bitcoin est selon moi la preuve que ce qui y germe n'est pas dépourvu de « souveraineté », puisque jusqu'à preuve du contraire, nulle puissance de ce monde n'a pu stopper Bitcoin, quoi que l'envie n'ait pas dû manquer.
Ce que le virus nous a appris, c'est d'abord que le cyberespace est un terrain particulièrement propre à la résilience, j'entends la résistance à ce type de choc. Et pas seulement parce que le virus (à la différence, par exemple, d'un bombardement) affecte peu les infrastructures matérielles du Cloud ou des entrepôts robotisés. Mais parce que le cyberespace est mondial, ce qui s'y déroule n'est pas, ou est peu, suspendu aux inévitables contradictions locales, aux débats byzantins sur ce qui est essentiel ou pas (l'huile oui, les huiles essentielles non), interdit à Strasbourg ou permis à Kehl, aux atermoiements ou aux arbitrages du cher dirigeant bien-aimé. Bien sur il y a des problèmes « à la sortie », au point de contact avec the real life. Mais la nature du cyberespace permet à ses champions de développer deux avantages en apparence contradictoires : la puissance du mastodonte et le caractère furtif de l'oiseau, caractéristiques auxquelles Andreas Antonopoulos ajoute, dans le cas de Bitcoin, la résistance immunitaire d'une horde de rats d'égout !
Amazon livre tout, peut-être ce qui est interdit, en tout cas même ce qui n'est pas jugé essentiel. Il le fait comme l'épicier roulant de jadis, mais il le fait dès le lendemain, parce qu'à l'heure où la FNAC n'a plus de livres en rayon, Amazon a même une grammaire grecque ancienne en stock, et qu'il est aussi le seul à avoir en stock la gamme de tous les cordons de connexion possibles. Personne ne songe vraiment à l'empêcher de livrer, avec sa flotte ou avec celle de ses innombrables et furtifs auto-entrepreneurs. Too big...
En regard, les États (qui semblent parfois mieux anticiper les achats de lacrymogènes que ceux de masques ou de tests) ne sont pas puissants (ce dont attestent la litanie de ce qu'ils n'ont pas en stock disponibles avant de longues semaines mais aussi la petitesse et l'obsolescence de leurs infrastructures ) mais ils ne sont pas non plus furtifs. On l'a bien vu avec le navrant épisode StopCovid, où l'on a attendu des semaines au pied de la montagne sainte l'inévitable souris, inutile, mal conçue, non compatible avec les applications de nos voisins, et finalement pas même indépendante des GAFAM.
Aujourd'hui, une chose me frappe : tout le bien qui est dit de #TousAntiCovid est dit par des autorités centrales, tout le mal qui en est dit, toutes les critiques sont sur les réseaux. C'est dire : fondamentalement l'État ne comprend pas la « viralité ». Dans le vocabulaire officiel « viral » reste un mot grossier, la réputation ne peut ne fonder que sur des cocardes tricolores (sur Twitter, elles ont quelque chose d'incongru) et ce que l'État ne perçoit pas, ne comprend pas, ne sait pas, est accusé de « passer sous les radars », métaphore guerrière et tout de même un peu datée !
Et le souverain Bitcoin ?
Pourquoi monte-t-elle cette monnaie qui « passe sous les radars », ne suscite de communication bleu-blanc-rouge que pour dire « méfiez vous, n'en achetez pas » et n'est évoquée par les économistes stipendiés que comme « une folie complète » ?
Je ne répondrai pas ici à la question. Le virus en est-il responsable ? Je n'en sais rien et je n'y crois guère.
Mais d'une certaine façon si la presse mainstream qui avait si bien enterré Bitcoin n'hésite pas à attribuer sa remontada au virus, n'est-ce pas implicitement qu'aux yeux des noobs sidérés, seul le souverain virus peut ainsi donner valeur à l'incompréhensible monnaie qui monte insolemment face aux monnaies de ces États qu'il tient en échec ? Bref cela nous en apprend plus sur eux que sur Bitcoin...
Post scriptum qui n'a rien à voir (comme disait Delfeil de Ton, qui fut des fondateurs du vrai Charlie, et pour marquer un anniversaire qui n'est pas sans rapport)
Bitcoin, souverain, pourrait bien s'exprimer comme notre dernier grand monarque, du moins dans les mots que lui prêtait un humoriste du temps ...